« Ce que visait le chrétien, c’était le Salut »

Alain Corbin © Jean Luc BERTINI PASCO

Dans son livre « Histoire du repos » publié en avril dernier aux éditions Plon, l’historien Alain Corbin étudie au fil des siècles la notion de repos dans la société. Des origines bibliques à la révolution industrielle, le repos a marqué la vie des hommes, mais aussi leur rapport à Dieu.

Dans votre livre « Histoire du repos », vous démontrez que la notion de repos a évolué dans le temps…

Alain Corbin. C’est essentiel.

Quelle était-elle, cette notion de repos, pendant des siècles ?

D’abord, pendant des siècles, le repos était le repos éternel. Ce que visait le chrétien, c’était le salut, c’est-à-dire le repos éternel. C’est d’ailleurs ce que l’on chantait à la messe lors de l’introït du requiem : « Requiem aeternam dona eis, domine« . Le terme « requiem » est, en latin, l’accusatif singulier de « requies« , qui signifie « repos ». J’ajoute que l’on chante encore aujourd’hui cet introït d’ailleurs.

Le repos est un impératif biblique…

C’est le sabbat chez les juifs ou le repos dominical pour les chrétiens. Néanmoins, ce dernier est une autre notion qui a été instaurée par Constantin au IVe siècle après Jésus-Christ. Ce repos marque l’alliance de Dieu avec son peuple qu’il soit juif ou chrétien.

Pourtant, cela n’a pas le même sens.

Ce repos en Dieu – qui marquait l’alliance avec Dieu – n’avait pas le même sens chez les juifs et les chrétiens.

Chez les juifs, après la création, dans la Genèse, Dieu s’était reposé. Il fallait l’imiter et donc faire repos le septième jour. Dans l’Exode, Yahvé dit à Moïse : « Toi, parle aux Israélites et dis-leur : vous garderez bien mes sabbats, car c’est un signe entre moi et vous pour vos générations, afin qu’on sache que je suis Yahvé, celui qui vous sanctifie. » Le sabbat marque aussi l’alliance du peuple juif avec Dieu.

Chez les chrétiens, le sens est différent. Certes, le repos dominical sanctifie le temps de ce jour. Mais il est difficile d’imaginer que Dieu ait besoin de se reposer alors qu’il est perfection. Par conséquent, ce temps serait le premier jour de la semaine. Le dimanche devient un jour de repos consacré à Dieu créateur, celui qui crée le monde et inaugure l’éternité.

Le dimanche est donc consacré à Dieu. Le repos dominical ne signifie donc pas détente ou ne rien faire…

Que ce soit le sabbat ou le dimanche, repos dominical, tel qu’il a été en particulier précisé au Concile de Trente au XVIe siècle, l’impératif était de ne pas travailler et de sanctifier ce jour, c’est-à-dire se rendre aux offices : la messe et les vêpres surtout, s’endimancher pour montrer que l’on n’allait pas travailler et, au besoin, de lire quelques lectures spirituelles, et un peu de promenade. J’ai connu cela jusqu’au milieu du XXe siècle.

Je me souviens avoir entendu un prédicateur, un vieux prêtre de campagne, dans une petite commune de l’Orne où tout le monde pratiquait le dimanche et allait à la messe, dire aux agriculteurs : « Si vous persistez à travailler le dimanche, Dieu va détruire vos récoltes. » Cela paraît invraisemblable aujourd’hui de l’entendre. Il ne fallait jamais oublier que l’essentiel résidait dans le salut, dans l’obtention du repos paradisiaque.

« Au XVIIe siècle, le contraire du repos, c’est l’agitation (…). Se tenir en repos, c’est fuir l’agitation de la cour, de la ville et se retrouver soi-même. »

Le temps du repos était aussi se reposer en Dieu, un temps spirituel après les activités physiques.

Les théologiens ont été partagés. En particulier au XVIIe siècle. Je prends cet exemple de ceux qui cherchaient dans la prière la quiétude, une notion extrêmement intéressante pour le repos. Nous l’avons perdu de nos jours. Nous avons gardé que son contraire, l’inquiétude. Combattue par Bossuet par exemple, la quiétude est un état de tranquillité en présence de Dieu que l’on peut atteindre dans la prière. C’était une étape de la prière, se trouver soi-même en quiétude. La religion a été très importante. Au XVIIe siècle, le contraire du repos, c’est l’agitation. Pour Pascal et les milieux cultivés de ce siècle (dont nous avons le seul écho), le contraire du repos n’est pas la fatigue mais bien l’agitation. Se tenir en repos, c’est fuir l’agitation de la cour, de la ville et se retrouver soi-même. Pour Pascal, c’est très difficile, car l’homme n’aime pas se retrouver tout seul dans sa chambre : « J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Le repos dans sa chambre permet de se retrouver loin des divertissements, de se retrouver lui-même et conduire vers Dieu.

Histoire du repos d’Alain Corbin, historien, professeur émérite de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Aux éditions Plon, 168 pages, 15 euros.

Dans votre ouvrage, vous faites du repos un temps de communion entre les vivants et les morts. D’ailleurs, ce temps de repos peut servir à rendre visite aux morts dans les cimetières, aussi nommés parfois « champ du repos »…

A partir du XVIIe et au XVIIIe siècle, le repos c’est aussi la fin de vie, le retrait, ce que l’on appelle aujourd’hui la retraite. Montaigne, La Rochefoucauld, Diderot, La Bruyère jusqu’à Joubert… il est important qu’en « fin de vie », on se forge un repos. Qu’est-ce que cela veut dire ? On laisse tomber l’agitation du monde, on donne à ses enfants une partie de ses biens et on se construit un repos fondé sur la lecture agréable, la petite promenade, etc. Le retrait du monde était considéré comme quelque chose d’important.

Il existe aussi un lien entre nature et repos.

Au XVIIIe siècle, la grande mode est celle du repos dans la nature. C’est Rousseau qui se met dans le fond de sa barque sur le lac de Brienne et rêve à l’abri, loin de l’agitation et de ses ennemis. Cela a été une notion importante. Nous en vivons encore. C’est une notion encore présente.

La notion de repos change avec la révolution industrielle. Que devient-il ?

A partir de la révolution industrielle, c’est tout autre chose. Le repos permet de lutter contre la fatigue physique. Auparavant, les artisans se trouvaient toujours des petits moments, ils infusaient des moments de repos dans leurs activités. J’ai connu cela dans mon enfance à la campagne. Avec les usines, les sifflets, les rythmes… imposent une fatigue. On réfléchit au surmenage, à l’étude de la fatigue industrielle et à la nécessité de périodes de restauration des forces physiques. A mesurer le temps minimum de sommeil, c’est la revendication américaine des « trois huit » : c’est-à-dire du partage du temps de vie entre huit heures de sommeil, huit heures de travail et huit heures de repos. Le repos dominical des chrétiens va être remplacé par les gouvernements par un repos légiféré dit hebdomadaire. Pour le XXe siècle, le contraire de repos est la fatigue. Ce n’était pas le cas autrefois, je crois. Aujourd’hui, nous parlons davantage de détente : « J’ai besoin de détente, de décompresser.« 

Le repos distingue l’homme de Jésus et est signe de notre imperfection et de notre humanité…

Le repos permet d’aller vers Dieu par la prière, la lecture, l’écart de l’agitation, etc.

Propos recueillis par Julien Serey

Publié dans Missio n°36 (éditions Oise Normande et Vexin-Thelle) – juin 2022