« Le salut est une délivrance »

copyright : Yrieix Denis

En 2012, Rémi Brague a obtenu le prix Ratzinger. Elu à l’Académie des sciences morales et politiques en 2009, il a choisi – en tant que président de l’Académie pour 2022 – d’étudier avec ses confrères la notion « Sauver ? ».

Comment vous est venue l’idée de consacrer le thème de l’année 2022 de l’Académie des sciences morales et politiques à la question « Sauver ? » ?

Rémi Brague. J’ai un tempérament quelque peu morose. Je m’en méfie moi-même. Je me suis demandé si notre civilisation – dont j’ai l’impression (que j’espère injustifiée) qu’elle coule à pic – pouvait encore être sauvée, comment elle pourrait éventuellement l’être et même, question préalable, si elle le méritait encore… Cela m’a amené à m’interroger sur le sens même du verbe « sauver ».

Pourquoi avoir choisi le verbe « sauver » et non le nom « salut » ?

Pour éviter de réduire l’éventail des questions au seul domaine religieux. Et de fait, il en a été et sera question, mais il sera aussi question d’économie, de politique, d’art, etc.

Nous entendons régulièrement des expressions comme « il faut sauver » la France, l’hôpital public, la planète, etc. Sauver, est-ce conserver ?

Non, justement. Souvent, « sauver » veut seulement dire « sauvegarder » et nous attendons un sauveteur plutôt qu’un Sauveur. Cela veut dire que nous attendons qu’on nous tire d’affaire pour nous permettre de continuer comme avant (le « business as usual« ). Or, un salut authentique suppose un changement, une conversion qui passe par une purification de nos désirs.

« Jouer l’âme contre le corps, ou l’inverse, est stupide. Notre corps est essentiellement animé, et notre âme incarnée. »

Vous posez la question : la santé a-t-elle évincé le salut ? En accordant une valeur forte à la vie biologique, à la santé comme bien suprême, à la quête de l’immortalité (physique), avons-nous, finalement, une nouvelle culture du corps au détriment du spirituel et de l’âme ?

Je suis parti d’une phrase citée, d’ailleurs déformée, par Michel Foucault. Jouer l’âme contre le corps, ou l’inverse, est stupide. Notre corps est essentiellement animé, et notre âme incarnée. Et attention : derrière le souci, peut-être excessif, du corps dans le wellness (bien-être), etc. se cache une haine du corps tel qu’il est. Nous aimons le corps jeune, beau, en bonne santé ; nous haïssons le corps vieilli et enlaidi, malade, et même celui du foetus et de la femme enceinte.

Ne va-t-il pas de même avec la planète et le culte de la terre ?

« Culte » et « culture », dont « agriculture », ont la même racine. La Terre, corps non-organique de l’homme, peut devenir l’objet d’un culte, au lieu d’être cultivée. Il est bon d’avoir pour elle une sorte de respect. Mais il y a des gens, d’abord un savant, puis des idéologues « verts », qui ont exhumé le mot par lequel les Grecs nommaient la déesse Terre : Gaïa. L’adorer est oublier que toute idole réclame tôt ou tard des sacrifices humains. Or, c’est ce que veut l’écologie « profonde » (ou « deep ecology« ) : en finir avec l’espèce humaine, naturellement polluante.

Dans son intervention, Monseigneur Batut, évêque de Blois, s’interrogeait sur l’importance de nos préoccupations immédiates et de ce que pourrait advenir à notre âme dans l’au-delà. Avons-nous encore peur de la mort ?

De fait, peu de gens, même parmi les chrétiens, osent encore parler d’un destin de l’âme après la mort, et que nous risquons gros si nous disons « non » une fois en face de Dieu.

Pour Monseigneur Batut, il existe deux aspects du mot sauver : l’un négatif qui serait de nous délivrer d’un mal temporel, matériel ; l’autre positif, au moins dans la religion chrétienne, la vie éternelle. Ne faut-il donc que s’inquiéter de notre vie après la mort ?

Négliger la vie terrestre au profit de l’au-delà, c’est gnostique, et très peu chrétien. Jamais le christianisme n’a négligé le soin des corps pour le salut des âmes. Nous avons eu une oratrice, médecin à l’Hôtel-Dieu. Je rappelle que ce terme désignait au Moyen-Âge tous les hôpitaux, et que c’était l’Eglise qui se chargeait des malades, des orphelins, des enfants trouvés, etc.

Nous avons tendance à confondre rédemption et salut. Pouvez-vous nous dire ce qui les différencie ?

Rédemption veut dire rachat. On peut comprendre le salut autrement, par exemple comme une simple façon d’effacer les fautes commises. Le christianisme pense le salut comme un rachat parce qu’il prend au sérieux la liberté de l’homme et la blessure qu’elle s’inflige à elle-même. Notre liberté paralysée a besoin d’être délivrée, et cela a un prix.

Monseigneur Batut a cité saint Léon le Grand : « C’est en nous aimant que Dieu restaure l’image en nous, afin de trouver en nous l’empreinte de sa tendresse, c’est-à-dire en nous donnant le pouvoir d’agir comme lui, par la lumière qui éclaire nos esprits et l’amour qui embrase les cœurs. » Le salut chrétien est donc un acte d’amour de Dieu envers les hommes. Êtes-vous d’accord avec cela ?

« Dieu est amour » (1ère lettre de saint Jean 3, 14). Si l’on peut dire, aimer, il ne sait faire que ça. Déjà dans sa vie trinitaire, union des « personnes » dans la charité. Et aussi dans son rapport avec nous. Le problème n’est jamais de savoir si Dieu va nous pardonner, mais si nous, nous allons accepter d’être pardonnés, et commencer par reconnaître que nous avons besoin de pardon. Ce qui ne va pas de soi. J’ai été frappé par un reportage télévisé sur des généraux de la police politique (Stasi) de l’ex-République démocratique allemande qui, après des années de service, jouissent d’une retraite paisible. Ils parlaient avec chaleur de leur activité : espionner les gens, dissoudre les groupes dissidents en leur faisant croire à des adultères entre leurs membres, etc. Or, chez ces gens, pas l’ombre d’un remords…

Dans la Bible, l’homme est créé à l’image de Dieu. D’ailleurs, la finalité du salut est la restauration de cette image. Dans la religion catholique, l’homme est invité à ressembler à Dieu. Alors, il s’inscrit dans une temporalité longue et acquiert cette ressemblance par une conversion, la rémission des péchés. Pour cela, il faut personnellement adhérer au Christ sauveur, mort sur la Croix. Ainsi, le salut n’est pas qu’une délivrance. Le Christ est-il donc notre sauveur ?

Mais oui ! Le salut est une délivrance. L’imitation d’un Dieu libre mène à notre propre libération.

Vous invitez l’historien Guillaume Cuchet à réfléchir à sauver le catholicisme en France. Monseigneur Batut affirme que « l’annonce du salut transcendant demeurera toujours salutaire ». Peut-on échapper à la question du salut en rejetant la religion ?

Non, et c’est bien ce qu’il y a de gênant. Rejeter le salut chrétien mène à des recherches de salut non seulement brouillonnes, mais perverses, et parfois monstrueuses : chercher un « homme providentiel » qui va résoudre tous les problèmes, ou mettre une utopie au pouvoir.

Propos recueillis par Julien Serey

Pour aller plus loin

Un recueil des interventions à l’Académie sera publié sous la direction de Rémi Brague courant 2023. En attendant, vous pouvez retrouver le programme et les interventions déjà prononcées sur le site de l’Académie : https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/

Le philosophe publie un nouvel ouvrage aux éditions Salvator : Après l’humanisme – l’image chrétienne de l’homme.

Publié dans Missio n°35 (éditions Oise Normande et Vexin-Thelle) – avril 2022