L’homme et la religion

En janvier 2003, dans l’un des derniers numéros de la revue Débattre (n°16, p10), j’ai eu le bonheur d’éditer une lettre ouverte de Mgr Jean-Marie Cardinal Lustiger, archevêque de Paris. Cet article est le numéro 1888 de la bibliographie de Mgr Lustiger, publié aux éditions du Cerf. Vous trouverez ci-dessous une reproduction de ce texte à l’occasion du dixième anniversaire de son retour à Dieu.

Aujourd’hui, nous assistons à un brassage de populations, de cultures, de religions. Les observateurs parlent volontiers d’une cohabitation généralisée des religions dont la conséquence serait le relâchement des contraintes religieuses et l’indifférentisme. Chacun se fabriquerait sa religion, prenant ici telle croyance, là telle pratique qui l’arrange, se recomposant sa foi à son gré. Mais cette analyse de la religiosité ne permet pas de comprendre en vérité l’attitude religieuse de nos contemporains.

Nos civilisations gardent de façon très profonde la trace du christianisme. Certes, la vie chrétienne semble s’effriter, l’appartenance explicite au catholicisme s’affaiblit, les contraintes sociales ne jouent plus en faveur d’une pratique cohérente et transmise de génération en génération… Les réactions quasi instinctives des populations occidentales sont pourtant marquées par des traits propres au christianisme. Par exemple : le respect dû à l’enfance, la défense de l’intégrité corporelle des êtres humains et la condamnation de la torture, l’affirmation des droits de l’homme… Si nous sommes pour une part des « païens », nous sommes donc des « païens chrétiens »! Les dieux antiques dans lesquels l’homme condensait le divin lisible dans le monde sont morts et le combat se joue désormais das le cœur de l’homme, dans sa liberté. Que fait l’homme de l’humanité? Qu’est-ce qu’être un homme? Voilà le problème de nos civilisations au seuil du troisième millénaire de l’ère chrétienne. L’homme n’a plus qu’un choix : se prendre lui-même pour fin de son action ou mettre son trésor en Dieu.

Si ce diagnostic spirituel est fondé, j’en conclus que le message du Christ, pris dans toute sa rigueur, est à pied d’oeuvre avec sa fraîcheur et sa nouveauté, pour armer les générations qui viennent. Le rude combat à mener est un combat spirituel. Et les chrétiens sont porteurs de cette dimension transcendante que l’Évangile révèle. Les disciples de Jésus attestent ainsi qu’il y a en l’homme plus que l’homme : nous sommes enfants de Dieu, fils du Père, membres du corps du Christ, temples de l’Esprit. Les protections et les régulations que le païen avait imaginées, les idéaux qu’une civilisation plus ou moins marquée par le christianisme avait pu élaborer, sont tombés ; et la vitesse de transformation des sociétés dépasse toute mesure. Le temps dans lequel nous sommes entrés est le temps de l’excès : excès de la puissance, de la violence. Prenez les conflits d’Europe centrale, d’Israël et du monde arabe, prenez le rapport à l’Islam… Chaque fois que se déclenche un conflit sanglant, le processus de haine est sans fin. Qui peut s’y opposer, sinon l’excès de la charité ? L’excès de la charité, l’amour qui vient de Dieu, est la seule mesure qui permette à l’homme de demeurer fidèle à son humanité.

Le pape Jean-Paul II a mis toutes les forces spirituelles de l’église catholique au service de l’unité des chrétiens, ce que l’on appelle le « dialogue œcuménique », et de la rencontre pacifique avec les religions non chrétiennes, ce que l’on appelle le « dialogue interreligieux ». Il a accompli cela en s’appuyant sur le travail du concile Vatican II, lui-même préparé de longue main et enraciné dans la tradition ancienne de l’Eglise. Ce faisant, il a déclenché un processus dont nous ne voyons pas aujourd’hui où il s’arrêtera ni quand il aboutira, avec quels résultats stabilisés. Nous sommes au début d’une trajectoire. Nous avons quelques idées de la visée, mais nous ne savons pas la durée du voyage. Le pape Jean-Paul II a eu le courage d’introduire dans ces domaines une problématique nouvelle qui n’a pas encore déployé toutes ses conséquences. En matière œcuménique, à savoir l’unité des chrétiens, Jean-Paul II a refusé de se laisser arrêter par la dimension politique des ruptures entre chrétiens : il s’agit d’un travail commun de conversion pour retrouver le Roc sur lequel est fondée la communion dans la charité.

Dans le dialogue interreligieux, comme déjà le concile Vatican II l’avait pressenti la relation au peuple juif est originelle, on pourrait même dire originaire. Ce pape a eu le courage et l’obstination de faire prévaloir sur les préjugés cette évidence exprimée dans l’Ecriture.

Dans les relations avec l’Islam, il a délibérément fait prévaloir comme terrain de rencontre l’affirmation de la transcendance divine et de la dignité de l’homme créé par Dieu, pour promouvoir la paix.

Élargissant le champ des rencontres, Jean-Paul II a eu l’audace, comme à Assise, de convoquer les responsables des religions du monde entier, quelque soient les pressentiments du sacré qui les inspirent, pour qu’ils s’accordent sur le meilleur de ce qui les habite dans leur recherche de la divinité : le respect de l’autre et l’entente des peuples, plutôt que le mépris et l’hostilité.

+ Jean-Marie Cardinal Lustiger